Grand débat national : comment élargir l’intelligence collective de la démocratie ?

Qu’ont vraiment dit les citoyens sur leurs attentes en matière de démocratie participative dans le cadre du Grand débat national ? Éléments de réponse avec La Vox Populi, une initiative d’entreprises citoyennes cherchant à proposer une analyse sémantique fiable, indépendante et objective des contributions recueillies.

 

Entre janvier et mars 2019, plus de 250 000 citoyens vivant dans plus de 770 communes ont contribué à la plateforme numérique centrale du Grand Débat national, apportant plus de 7 millions d’avis dans les 130 questions posées. A ces contributions s’ajoutent celles des citoyens ayant participé aux réunions publiques organisées en régions et ayant déposé des avis dans les cahiers de doléances des mairies.

Cet épisode de participation citoyenne est un événement majeur dans l’histoire de la démocratie française. Il a été inspiré par le mouvement social lui-même assez inédit des « Gilets Jaunes ». Après avoir démarré comme une jacquerie fiscale contre la taxe carbone et la hausse des prix du carburant diesel, ce mouvement s’est transformé en contestation plus large de certains choix gouvernementaux et en expression d’un sentiment de dépossession démocratique des citoyens.

L’apparition rapide du « RIC » (référendum d’initiative citoyenne) dans les revendications majeures et consensuelles des Gilets Jaunes a illustré la nature du mouvement, au moins dans sa phase de croissance et jusqu’au sommet des mobilisations (octobre-décembre 2018) : non pas un programme de revendications détaillées, mais plutôt la requête d’une capacité indéterminée de revendiquer, plus généralement de contrôler davantage les choix publics par une association plus étroite des citoyens à la discussion et à la décision.

Sur le site de la plateforme gouvernementale, l’une des questions posées adressait directement le sujet de la participation des citoyens à la vie démocratique : « Que faudrait-il faire aujourd’hui pour mieux associer les citoyens aux grandes orientations et à la décision publique ? Comment mettre en place une démocratie plus participative ? ». L’examen des réponses (libres donc spontanées) à cette question appelle quelques réflexions.

Le phénomène le plus marquant des réponses est la très nette domination du « référendum ». Dans une analyse détaillée des verbatims, La Vox Populi(1) a trouvé que 88% de ces mentions du référendum sont positives, 6% seulement étant négatives, les autres neutres. On voit apparaître beaucoup de référendum « d’initiative citoyenne » ou « populaire » (s’ajoutant à l’acronyme « RIC » désormais employé), mais aussi des attentes sur le référendum « local », « communal », « municipal » ou encore « régional », ce qui peut intéresser les collectivités territoriales.

Par ailleurs, l’expression des citoyens révèle des formulations émises avec des nuances, sinon des réserves : le référendum… « si », le référendum… « mais », le référendum… « à condition ». Le mode d’emploi du référendum est donc l’objet d’une réflexion critique. Dans l’ensemble, le référendum n’est pas souhaité comme un mode de décision permanent sur toute chose (logique de démocratie plébiscitaire ou révocatoire), mais attendu comme moyen de mobiliser régulièrement sur des projets importants (locaux comme nationaux), des changements de programme du gouvernement par rapport à ses engagements électoraux, des sujets de société qui divisent ou encore des thèmes qu’une part importante du corps politique juge nécessaire d’ouvrir au vote.

Cartographie sémantique des concepts dominants dans la requête de meilleure association des citoyens.

La deuxième attente par ordre d’importance regarde le « débat public » et les « consultations publiques », avec un rythme qui peut être « régulier » et un média « numérique ». Il est notable que « l’information » est citée comme une condition de bonne tenue de ces débats et consultations, avec des adjectifs comme « simple », « clair », « précis ». Ces mentions reflètent potentiellement un sentiment de dépossession de la décision face à une certaine complexité normative de l’action publique et à un « millefeuille » politico-administratif face auquel le citoyen ne sait plus attribuer la responsabilité des décisions.

Assez loin derrière le référendum ou le débat public viennent le « tirage au sort » d’assemblées citoyennes, pour seconder les assemblées représentatives (Sénat, Assemblée, CESE), le « vote blanc », le « vote obligatoire », ou bien encore (marginalement cité) le « scrutin de Condorcet ».

Nuage des verbes les plus employés (hors auxiliaires et verbes d’état).

On voit que « voter » reste la première requête et que « permettre » (donc restituer du pouvoir) la seconde. Des verbes comme « respecter », « tenir compte », « prendre en compte », « écouter » disent un sentiment d’ignorance du public par les décideurs. Des verbes comme « expliquer », « informer », « débattre, « associer », « comprendre » souligne les attentes d’une communication publique sincère, complète, ouverte aux citoyens et administrés.

Un autre aspect inédit dans l’épisode « Gilets Jaunes – Grand Débat » a été l’importance du numérique, tant dans la mobilisation d’un mouvement social « acéphale », sans chef ni structure, que dans l’expression des avis citoyens par la suite. Les résultats du Grand Débat ont été publiés en mode « données ouvertes » de sorte qu’outre les prestataires choisis par le gouvernement, d’autres acteurs universitaires ou entrepreneuriaux ont pu s’en saisir. C’est aussi une nouvelle manière de garantir la transparence de l’action publique, d’améliorer la pluralité et la rationalité des interprétations, d’élargir l’intelligence collective de la démocratie.

La Vox Populi a été lancée à cette occasion, et ses analyses des résultats de la plateforme gouvernementale Grand Débat ont été conçues comme un tel exercice citoyen. A travers des analyses nationales ainsi qu’un focus sur une métropole (Bordeaux) et son département, nous avons tiré divers enseignements quantifiés et qualifiés : domination des thèmes fiscaux et écologiques, sur-représentation des métropoles par rapport aux territoires périphériques dans les répondants, très faible personnalisation de l’exercice (taux très bas de citation des politiques, même le plus cité d’entre eux, Emmanuel Macron).

Il s’agit pour La Vox Populi de démontrer la possibilité d’analyse quantitative et qualitative indépendante et fiable, permettant d’objectiver les contributions (mesures, indicateurs, modélisation) aussi bien que de restituer les subjectivités (opinions, valeurs, signaux faibles et forts des attentes). En dernier ressort, c’est la mise à disposition intelligente des contenus, des méthodes et des résultats qui permettra la pleine confiance des citoyens dont l’avis a été requis.

En conclusion de son ouvrage sur la démocratie participative (1), Loïc Blondiaux proposait quelques recommandations pour une démocratie effective. Parmi elles : la nécessité de prendre au sérieux les conditions matérielles de discussion et délibération (moyens d’information, d’expertise, de sollicitation), l’émergence nécessaire d’acteurs capables d’animer le débat de façon neutre, le renforcement de la participation dans un sens qui ne soit pas uniquement consultatif et qui conjure des logiques d’exclusion sociale dans le fonctionnement démocratique actuel. Non seulement La Vox Populi partage ces convictions, mais elle entend les matérialiser et les porter dans les occasions où des citoyens prennent la parole et se ré-approprient le débat démocratique.

 

Par Christian de La Guéronnière, directeur de l’agence Epiceum et Jean Laloux, directeur associé du cabinet Inférences, co-fondateurs de La Vox Populi.

Article publié dans la revue Parole Publique n°24-25 en septembre 2019, dans sa version originale avant secrétariat de rédaction de l’éditeur.

 

(1) Loïc Blondiaux (2008), Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Seuil, 109 p.

 

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